Un café d'Eléphant

Compère Lapin rencontra Compère Éléphant dans un « Pitt ». Leurs coqs devaient s'affronter ce jour-là. Tous les amateurs de ce genre de sport étaient présents, depuis les békés, aussi rouges que les coqs, avec leur panama sur la tête, jusqu'aux vieux nègres en costume de drill blanc. Il y avait aussi là de très jeunes garçons logeant encore chez leurs parents. A l'intérieur de l'arène, des spectateurs étaient assis, d'autres debout, il y en avait même qui s'appuyaient à la clôture, cachant ainsi aux autres la piste où les coqs devaient se battre...
Beaucoup de publicité avait été faite. Les gens parlaient notamment d'un certain coq venu de Sainte-Lucie, l'île voisine, que l'on avait particulièrement bien nourri, avec du foie de veau macéré dans du madère, des neufs durs, des clous de girofle pilés, et que l'on frictionnait plusieurs fois par jour au « bayrum ».
Le combat allait enfin commencer. Compère Lapin et Compère Éléphant avaient déjà sucé les ergots de leur coq pour bien montrer qu'ils n'étaient pas empoisonnés. Les gens pariaient de fortes sommes d'argent. Certains, dit-on, mirent en jeu jusqu'à leurs chevaux, leurs canots, voire leurs femmes...
Un premier combat devait avoir lieu entre les coqs  « Laguerre » et « Volcan » qui appartenaient respectivement à Compère Lapin et à Compère Éléphant.
Quand on les lâcha sur la piste, il se passa une chose extravagante, inouïe : le coq de Compère Lapin chanta comme une poule
Il y eut un tollé général de protestation, un brouhaha insupportable, et le coq en question fut disqualifié. L'on dut remettre l'argent des paris, ou les annuler.
Compère Éléphant s'estima humilié et s'avança vers lapin pour le souffleter, le pulvériser... Mais la foule s'interposa, criant qu'un tel combat était par trop inégal : il fallait opposer la force à la force !
Après bien des discussions, des palabres, des considérations, on trouva la solution
les deux compères allaient se battre, mais avec leur intelligence. Chacun d'eux devait à tour' de rôle porter le café du matin à l'autre, et le souffleter. On tira au sort pour savoir qui allait commencer, et le sort désigna Compère Lapin.
Ses camarades l'applaudirent, et pour l'encourager lui rappelèrent le proverbe bien connu : « Avec de petites haches on coupe du gros bois ! »
Le lendemain à l'Angélus, il faisait encore nuit, Lapin, sur un plateau d'argent, porta le café à Compère Éléphant, comme convenu... I1 frappa à la porte : toc, toc, toc... Ouvrez, je vous apporte le café !...
Aussitôt la porte s'ouvrit. Lapin tendit le café d'une main, et de l'autre il gifla magistralement l'Éléphant en disant
- Tiens, voilà pour ta sale gueule !
L'Éléphant accusa le coup sans broncher, et pour cause : il n'avait rien senti. Mais il pensait tout doucement que, le lendemain, Lapin, sous sa gifle à lui, serait réduit en bouillie !...
Lapin, de son côté, n'était pas très rassuré il songeait qu'une gifle d'Éléphant l'enverrait directement au ciel !... Inquiet, ne pouvant rester en place, il partit se promener, mais, craignant que quelque témoin ne soupçonne son angoisse, il se mit à fredonner et à siffler, d'un air dégagé... Au bout d'un certain temps, il aperçut, venant vers lui, Compère Mouton : « Voilà mon affaire, pensa-t-il. » Et il l'aborda :
- Alors, Mouton, mon cher compère ! Comment allez-vous ?
- Piano, piano, répondit Mouton ! !
- Vous ne trouvez pas qu'il fait très chaud ? reprit Lapin. Si vous veniez prendre un rafraîchissement ?... J'ai un bon petit « cocoyage » !
- Ce n'est pas de refus, répondit Compère Mouton, mais je crois bien que j'aurais préféré un punch, tout bonnement.
Tout en bavardant, en plaisantant, nos deux compères arrivèrent chez Lapin, s'assirent devant la table où se trouvait déjà une bouteille d'un rhum doré comme le soleil, ainsi que du sirop et des citrons verts. Mais il manquait la petite cuillère à punch.
- Ça ne saurait mieux tomber, reprit Lapin... J'ai un de ces rhums supérieurs agrémenté de pruneaux ! Vous m'en direz des nouvelles...
- Ce n'est pas indispensable, dit Compère Mouton, qui voulait faire de l'esprit
Un petit mouvement rotatoire et giratoire... et les deux liquides se doucent en se malaxant... Joignant le geste à la parole, il agita son punch, le but d'un trait puis, prenant un cigare, il l'alluma et se mit à fumer.
Lapin proposa un second punch, un troisième, un quatrième, puis une « partante », le « coup de l'étrier »... Enfin Mouton se leva pour partir, mais Lapin lui dit :
- Eh bien, mon cher, pourquoi donc êtes-vous si pressé ?... Restez encore un peu ! Je vous ferai visiter ma propriété...
Lapin fit tant et si bien que Mouton était encore là à l'heure du dîner : il ne put faire autrement que de se mettre à table...
Quand le repas prit fin, il faisait nuit. Lapin lui dit
- Compère, ce n'est pas le moment pour un chrétien baptisé de courir les rues ! C'est l'heure des « zombis », des « gens-gagés », des « soucougnants ». Je n'ai pas le cœur à vous laisser partir.
Vous dormirez chez moi, et, demain matin, vous verrez quelle belle petite capresse j'ai pour bonne ! Quelle belle petite femme mon cher ! Elle a une de ces allures ! Quand elle arrive le matin, on dirait le soleil qui entre...
Compère Mouton, alléché, accepta, et avant que d'aller au lit, tous deux prirent un punch, et un « va-t-en coucher » bien tassé.
Lapin alla chercher un bonnet de nuit, en coiffa Mouton en lui disant qu'il le protégerait du chant des moustiques... Et ils s'endormirent tous les deux.
Le lendemain matin, au petit jour, ils entendirent frapper à la porte. Lapin qui savait que c'était l'Éléphant qui arrivait, secoua vivement Mouton en lui disant :
- Compère, compère, réveillez-vous ! la belle capresse est là...
Mouton, encore tout ensommeillé alla ouvrir et l'Éléphant, le confondant avec Lapin, lui lança une telle gifle que sa cervelle en vola au plafond. Qui fut bien étonné, ce fut l'Éléphant quand il vit, dans la journée, Lapin se promener en affichant un air méprisant...
Le lendemain matin, l'Éléphant prit sa petite gifle, mais le tour de Lapin approchait. Alors, on te vit déambuler à la recherche d'âne nouvelle victime... Il finit par rencontrer Macaque avec lequel il procéda comme pour Mouton : invitation pour le punch, invitation à dîner, promesse de voir la belle capresse qui viendrait porter le café du matin. Compère Lapin lui mit le bonnet de nuit mais Macaque, se prétendant frileux, réclama une couverture de laine.
Le lendemain, à l'aube, on frappa à la porte :
- Macaque, Macaque, levez-vous ! cria Lapin... Elle est là, la belle capresse qui vient porter le café... Compère, allez vite lui donner un baiser !
Compère Macaque loin de se lever, se glissa encore plus profondément sous la couverture.
- Macaque, reprit Lapin, allez donc embrasser la belle fille.
Mais Macaque semblait sourd et Compère lapin, lui, n'osait pas bouger.
Mors l'Éléphant, perdant patience, enfonça la porte et entra. Macaque, à ce moment-là, bondit, s'accrocha au chambranle de la porte, passa sur le dos d'Éléphant et se sauva à toutes jambes.
Lapin, lui, s'était glissé sous le lit. Il espérait se sauver, mais l'énorme Éléphant bouchait complètement la porte.
L'Éléphant fouilla dans le lit et ne trouvant pas Lapin, pensa qu'il se trouvait dessous : il se baissa pour le chercher. Mais, pour ce faire, il dut écarter les jambes.
Lapin vit cette chance qui lui était offerte, et tenta de passer, mais Compère Éléphant eut le temps de lui coincer la patte entre ses jambes. Lapin pensa : « Aujourd'hui, je suis mort ! »... Mais son inépuisable astuce reprit le dessus : il se mit à rire, et dit à l'Éléphant
- Mon cher, tu tiens le pied du lit ! Que comptes-tu en faire ?
Alors l'Éléphant, ce grand benêt, lâcha prise, et Lapin se sauva à toute allure.
L'Éléphant devint alors la risée de tous les observateurs de ce duel fameux : ils jugèrent qu'Éléphant avaient perdu le pari et le disqualifièrent, ainsi que son coq...
Après cet incident, le malheureux Éléphant, terriblement mortifié par tant d'injustice, quitta définitivement le pays. C'est depuis ce temps-là qu'il n'y a plus d'Éléphant à la Martinique.