Compère Lapin et Compère Tigre

Vous savez bien, mes amis, qu'aux Antilles, autrefois, le tigre vivait dans nos forêts... Il y avait aussi Lapin et bien d'autres animaux dont certains disparurent, victimes de la voracité des hommes...
En ce temps-là existait un roi qui possédait un immense jardin potager. Était-il végétarien ? Suivait-il un régime ou respectait-il les commandements de sa religion ? Peu importe. Son jardin en tout cas faisait les délices de Lapin qui pouvait s'y approvisionner en carottes, citrouilles, concombres, etc., sans l'accord de quiconque. Il aurait pu bien sûr se servir correctement, selon ses besoins. Hélas, il avait la fâcheuse habitude d'abîmer ce qu'il ne pouvait emporter et commettait ainsi un énorme et regrettable gaspillage.
Un jour, le roi rassembla ses conseillers et ses gardes pour élaborer un plan de surveillance afin de saisir le criminel, le scélérat qui causait tant de dégâts. Chacun proposa quelque chose, mais ce fut le plan de Macaque qui fut retenu : on mit dans un plateau, avec deux dés à jouer, des accras de morue, et l'on disposa le tout devant un mannequin enduit de glu...
Quand Lapin vit les dés, ce passionné de jeu déposa son panier, roula les dés dans le plateau et dit au bonhomme
- Faisons un « serbi » ! Il lança les dés et s'écria
- Onze ! j'ai gagné !
I1 prit une bonne poignée d'accras qu'il mit dans son panier et reprit : .
- A vous de jouer, compère !
Mais le bonhomme ne répondit pas et pour cause.
- Ah, dit Lapin, un peu vexé, qui n'en veut pas n'en dégoûte pas les autres !
Il roula les dés entre ses mains et de nouveau les lança sur le tray
- Onze 'j'ai encore gagné !
Il sauta de joie, reprit une poignée d'accras qu'il mit encore dans son panier et dit au bonhomme
- Mon ami, j'ai gagné deux fois. C'est encore à moi de jouer !
Il lança les dés de nouveau et reprit
- Onze, j'ai gagné ! Qu'en dis-tu, l'ami ?... Rien ? Je te parle, réponds... Dis quelque chose ~.. Tu me méprises donc ? Tu ne daignes pas me répondre ? Eh bien, voilà pour te délier la langue !
Ce disant, Lapin gifla le bonhomme. Mais sa main droite resta prise. Il tenta de se dégager en se servant de la main gauche qui, bien sûr, elle aussi resta collée. I1 voulut donner des coups de pieds : le droit puis le gauche restèrent pris. I1 en alla de même du ventre.
- Ah, attends un peu, tu verras ce que te fera un coup de tête !...
Et bim... Un coup de tête dans le ventre du bonhomme et Lapin resta pris, collé, immobilisé au bonhomme de glu. Le roi, accompagné de ses gardes, arriva et s'exclama:
.- Ah, Lapin, c'était donc toi ! Aujourd'hui tu vas payer la facture ! Et je t'avertis : elle est lourde !
Les gardes sur l'ordre du roi décollèrent Lapin du mannequin et l'entraînèrent vers un arbre où ils le lièrent tandis que d'autres partaient faire chauffer un fer au rouge pour brûler Lapin au bon endroit.
- On va t'apprendre à voler ce qui ne t'appartient pas !
L'ayant attaché solidement, ils s'en allèrent...
Lapin était anéanti : il s'était fait prendre et allait être brûlé... Sa dernière heure était venue. Il se mit à réfléchir aux moyens de s'évader et pensa qu'à moins d'un miracle... Mais voilà justement que le miracle se produisit : il aperçut Compère Tigre qui se promenait par là. Il se mit à l'appeler
- Venez donc par ici, mon cher compère, par ici.
En reconnaissant Lapin attaché de la sorte, Tigre lui demanda
- Eh bien mon compère, que faites-vous donc dans cette position ?
- Ah, compère, j'ai des ennuis... Le roi veut me faire avaler cet énorme bœuf que vous voyez d'ici. Cette grosse bête il faut que je la mange en entier ou je mourrai. Croyez-vous que moi, Lapin, mangeur d'herbes et de légumes, je puisse manger un bœuf ?
- Et que comptez-vous faire, l'ami ?
- Je n'en ai aucune idée. Il m'a laissé quelques minutes de réflexion, il reviendra tout à l'heure pour connaître ma décision !
- Eh bien, répondit Tigre, je voudrais bien être à votre place, compère ! Je n'aurais, moi, aucune difficulté à manger un bœuf !
- Prenez donc ma place, compère, et dépêchez-vous, car il ne tardera pas à revenir.
Nous savons tous que Tigre est gros et fort mais puéril : il détacha Lapin et se mit à sa place. Il exigea même d'être attaché bien fort car il ne voulait pas rater cette aubaine
- Allez, compère, liez-moi donc mieux que ça ! Vite, aidez-moi !
Et Lapin de toutes ses forces attacha Tigre... L'oreille,aux aguets, il avait pourtant hâte de s'en aller car il entendait déjà venir les gens de loin. II fit le dernier nœud et courut se jucher sur la branche haute d'un arbre d'où il pouvait tout voir. Il était aux premières loges quand le roi arriva avec ses tortionnaires, portant le fer chauffé à blanc. Ils restèrent médusés en voyant Tigre à la place de Lapin, et surtout en l'entendant crier à tue-tête
- Je le mangerai ! Je vous promets que je saurai le manger ! Mettez-moi à l'épreuve et vous verrez.
- C'est bien, dit le roi. I1 demande l'épreuve : qu'on la lui applique !
Et les gardes enfoncèrent le fer chaud dans le derrière du pauvre Tigre qui bondit en subissant cet outrage et rompit ses liens en hurlant de douleur.
Lapin, dans son arbre, exultait de joie, riait à pleine gorge et criait
- Tigre cul brûlé, Tigre cul brûlé !
Le malheureux entendit ces injures malveillantes mais il n'avait qu'une idée en tête : rentrer chez lui pour se faire panser par sa femme. Comment aller se faire soigner ailleurs pour une blessure ainsi placée ?
- Femme, dit-il en arrivant, je t'en supplie, soigne-moi, guéris-moi. Il faut que je me venge de Lapin : il a poussé trop loin la plaisanterie ! Je n'en ferai qu'une bouchée.
Je l'écrabouillerai, je le pulvériserai
Enfin, après bien des jours de soins vigilants et appropriés, Tigre, guéri, put sortir de chez lui, bien décidé à trouver Lapin où qu'il fût...
Madame Tigre qui était assez perspicace et qui n'oubliait pas les ,tours déjà joués par Lapin à son mari, lui dit avant de le laisser partir
- Ah mon ami, méfie-toi de Lapin, je t'en prie. Fais bien attention à ce satané animal. Il a plus d'un tour dans son sac !
- Cette fois-ci, répondit Tigre, on verra bien qui rira le dernier...
Et il partit à la recherche du sacripant...
Lapin de son côté savait que la vengeance de Tigre serait terrible : il ne resta pas inactif et, comme d'habitude, prépara une riposte. Il avait trouvé près de la mare la dépouille d'une chèvre. Quand il sut que Tigre le cherchait, il endossa cette peau puante et partit à sa rencontre en titubant et en bêlant tristement comme une chèvre malade.
Tigre, apercevant la chèvre dans cet état, lui demanda la raison de son malheur, et elle lui répondit
- Hélas, trois fois hélas... J'ai eu une petite querelle avec Lapin qui a été mécontent de mes propos. Ce méchant sorcier a alors levé le doigt et m'a jeté un mauvais sort. Depuis je me meurs, je pourris sur pied. Voilà ce que ce scélérat, cette âme damnée m'a fait.
- Qui, m'as-tu dit, a eu l'audace et la méchanceté d'agir ainsi à ton encontre ?
- Lapin, t'ai-je dit. Il faut se méfier de lui, ne pas le contredire, sans quoi il lève un doigt et dit : « va, et cela sera »... On devient alors telle que je suis : on dépérit et on finit par crever comme je le ferai dans peu de temps...
Tigre reste ébahi, il prit congé de celle qu'il croyait être une chèvre et s'en revint chez lui priant Dieu de ne jamais rencontrer ce Lapin de malheur sur son chemin.
Arrivé cher lui, il raconta à sa femme l'aventure de la pauvre chèvre...
Lapin, lui, se débarrassa de cette sordide dépouille puante qu'il enterra bien profondément... Ensuite il alla se baigner, se parfumer et décida de faire un tour du côté de chez Tigre. Lorsque sa femme parut dans la porte et qu'elle aperçut Lapin, elle rentra brusquement, referma la porte et dit à son mari
- Mon ami, ne bouge pas : il est là. Dès qu'il s'en ira, il nous faudra chercher asile ailleurs car ce bandit est capable de nous « quimboiser » comme il a fait à ma commère la chèvre.
Et quand ils virent Lapin s'éloigner, vite ils firent leurs malles et déménagèrent pour aller très loin d'ici, Voilà pourquoi nous n'avons plus de tigres dans ce pays depuis bien longtemps...