Crapaulade

Un jeune Crapaud, en âge de courir la prétentaine, partit de chez sa mère pour aller chercher fortune.
Les événements qui résultèrent de la rencontre qu'il fit ce jour-là, en affectant son patrimoine génétique, devaient modifier le physique de tous les Crapauds à naître ultérieurement...
Comme il passait près d'un corossolier, notre Crapaud eut comme un éblouissement à la vue d'une demoiselle « Zandolie » - un lézard vert - qui mangeait à même l'arbre, un corossol-doudou.
Il fallait en effet voir avec quelle grâce elle penchait sa tête fine et délicate et tirait une langue rose comme un coquillage pour happer la pulpe souple et parfumée du fruit. Ses petits yeux, telles des perles précieuses, dansaient dans leurs orbites. Quant à sa petite queue, elle était si fine et si mouvante, qu'elle défiait les lianes réputées les plus belles, les plus flexibles... Tout en elle était sujet à émerveillement. Mais ce qui, plus que tout, subjugua notre cher Crapaud, ce fut le don de mimétisme que possédait la demoiselle. Elle avait en effet la possibilité de prendre presque instantanément la teinte de l'objet sur lequel elle se trouvait... Ainsi, sur le tronc du corossolier, devenait-elle brun-doré, sur les feuilles, verte comme elles, enfin, sur le fruit, aussi jaune que lui. Crapaud n'avait d'yeux que pour cette adorable créature, qui gentiment prenait son petit déjeuner. Quand elle eut mangé à sa faim, elle s'essuya la bouche délicatement sur une feuille du corossolier et s'en alla, sans même se douter que quelqu'un venait de concevoir pour elle un amour violent et irrésistible...
Bien longtemps après qu'elle eut disparu derrière un mur, Crapaud sortit de sa torpeur, se précipita chez sa mère et lui fit part de son désir d'épouser mademoiselle Zandolie.
- Mon fils, répondit mère Crapaud, serais-tu devenu fou ? Si tu désires vraiment te marier, cherche pour cela quelqu'un de ton sang, de ta race. Laisse cette demoiselle Zandolie aux messieurs Zandolis... Tu vas t'attirer des ennuis, peut-être même des malheurs.
- maman, maintenant que je l'ai vue et que je l'aime, penses-tu vraiment que je puisse y renoncer ?
- La voix de la sagesse te dirait oui ! Mais, hélas, les enfants d'aujourd'hui n'en font qu'à leur tête ! Je sens bien qu'avec cette fille il t'arrivera les pires désagréments.
- Pourquoi veux-tu me décourager ?... J'adore cette créature... Elle est tellement parfaite... Si seulement tu la voyais, tu comprendrais mon émoi.
- J'ai déjà tout compris, aussi, je te répète : prends garde !
- Est-ce que tu ne serais pas jalouse ?... Les gens disent que les mères détestent leurs belles-filles ! On dit aussi qu'elles n'aiment pas marier leurs fils !
- Tu dis des sottises, va auprès de ta belle et laisse-moi en paix.
- Te voilà vexée parce que j'ai deviné juste : tu es jalouse ! Eh bien oui, je vais la rejoindre. Adieu ma mère !
- Au revoir, mon fils... Je serai là pour t'aider, dès que tu auras besoin de moi.
Crapaud n'entendit même pas les dernières paroles de sa mère. Il partit en quête d'une autre demeure...
Le lendemain, il se fit beau pour aller déclarer sa flamme à la charmante demoiselle Zandolie. La belle enfant pensa mourir de rire quand elle l'entendit : depuis longtemps elle avait échangé des promesses de mariage avec un certain monsieur Zandoli... Seules des questions d'argent les avaient contraints d'attendre : il leur fallait, avant de se mettre en ménage, acheter leur mobilier...
La demoiselle cependant cessa de rire elle venait de comprendre quel parti elle pourrait tirer de ce benêt de Crapaud... Comme elle était aussi rusée que jolie, elle lui adressa un délicieux sourire et lui demanda
- Dites-moi cher ami, êtes-vous riche ?
- Assez pour combler tous vos désirs !
- Adorable Crapaud, j'aimerais vous croire... Seriez-vous en mesure d'acheter tous les meubles nécessaires à notre ménage, et de les déposer dans un dépôt que je vous indiquerais ?... Après, nous pourrions fixer la date de notre mariage !
- Donnez-moi la liste de ce qu'il faut, et je vous promets que demain à telle heure, tout sera livré !
Mademoiselle Zandolie fit une liste en oubliant sciemment quelques objets de façon à gagner du temps et pouvoir avertir son fiancé de la manœuvre. Ensuite elle donna un léger baiser à Crapaud, et ils se séparèrent..
Le lendemain, à l'heure convenue, tout ce qui était porté sur la liste établie par Zandolie était là, rangé dans le dépôt. Quand la demoiselle arriva, elle alla faire l'inventaire
- Tiens, dit-elle, il manque le réfrigérateur ?
- Je suis désolé, très chère, mais il n'y en avait pas sur la liste.
- Ça m'étonne, répondit la demoiselle... Mon cher, c'est indispensable dans un ménage ! Comment ai-je pu l'oublier ? Enfin, très cher, soyez assez gentil pour me l'apporter demain !
- D'accord ma mie, demain le réfrigérateur sera là...
Elle lui fit un gentil sourire, lui donna un baiser, et partit en s'excusant de ne pouvoir rester davantage.
Le lendemain, à l'heure fixée, Crapaud était là, avec, non seulement le réfrigérateur, mais beaucoup d'autres choses encore. Ne voulant plus renvoyer la date de son mariage, il avait été demander à l'un de ses amis la liste complète des objets nécessaires à un foyer.
Quand mademoiselle Zandolie arriva à son tour, la bouche en cœur, elle fit une bise à Crapaud et lui dit
- Alors... ce réfrigérateur ?
- II est là, ma chérie, et je suis passé voir monsieur le curé pour les bans...
- Ah oui?
- Oui, répondit Crapaud, j'ai même acheté les alliances : il ne nous reste plus qu'à fixer la date du mariage comme nous en étions convenus...
Mademoiselle Zandolie de surprise avait changé de couleur. Mais elle en avait l'habitude : elle ne manquait ni d'idées, ni de réflexes.
Aussi, comme son plan était d'éloigner Crapaud pour ensuite déménager le dépôt et partir bien loin avec son fiancé, le « Zandoli-à-gros-majole  », elle dit à Crapaud
- Chéri, quelque chose me chiffonne... J'avais fait un vœu et je ne saurais être parjure ! J'en serais malheureuse toute ma vie.
- A aucun prix, chérie, je ne te voudrais malheureuse... Aussi, si je peux t'aider à réaliser ce vœu, ma douce amie, tu peux disposer de moi.
- J'avais promis, si j'épousais l'homme que j'aime, de porter, le jour de mon mariage, une couronne de fleurs d'oranger, de vraies fleurs que mon fiancé irait à pied me chercher sur un oranger à Grand Rivière...
- Tu sais bien, ma chérie, que pour te faire plaisir, je ne reculerai devant aucun sacrifice...
- Oh, Crapaud, mon amour, comme nous serons heureux... Va vite, mon chéri, ne traîne pas ! Plus tu iras vite, plus tôt nous nous marierons.
Ce jour-là, elle eut pour lui un peu de tendresse : elle l'embrassa, et, quand il partit, lui fit de grands gestes d'amitié...
Crapaud partit donc pour Grand-Rivière le cœur en fête, léger, se sentant pousser des ailes...
Le couple Zandoli, cependant, déménageait le dépôt, emportant tout le butin vers une destination aujourd'hui encore inconnue.
Deux jours après, le pauvre Crapaud, essoufflé, les pieds et les mains ensanglantés, couvert de sueur et de poussière, arrivait, à moitié mort de fatigue. Il se mit à la recherche de mademoiselle Zandolie, et alla au dépôt, comme il était convenu. Il ouvrit la porte, et n'y comprit goutte... Enfin il aperçut un papier accroché au mur, se précipita et lut ceci, écrit de la main de sa dulcinée
« Adieu, pauvre Crapaud crétin-de-mon cœur...Merci pour tout, et meurs de ridicule si tu peux ».
Crapaud sentit le sol se dérober sous ses pieds endoloris : il s'affaissa en agitant les bras et les jambes comme un épileptique, puis il se calma. Mais il avait changé de couleur et des quantités de boutons purulents lui sortaient de partout... I1 avait l'aspect d'un lépreux, d'un ladre.
Monsieur Chien, passant par là et voyant cette porte ouverte, pénétra dans le dépôt... Il aperçut Crapaud tout boursouflé, étendu à terre. Il l'appela et, ne recevant pas de réponse, courut de toutes ses jambes vers la demeure de maman Crapaud à qui il dit brutalement
- Votre fils est dans le dépôt là-bas... Il est ladre, peut-être mort ! !
Maman Crapaud se précipita vers le dépôt. Elle prit des feuilles médicinales, du sel, du vinaigre, car elle pensait à une congestion. La pauvre femme se mit à genoux auprès de son fils et le frictionna. Elle lui parla doucement, lui fit boire des tisanes et des drogues, et dès qu'il put se tenir sur ses jambes, elle l'emmena, le traîna jusque chez elle. Là, elle fit venir des médecins, les guérisseurs les plus réputés... Hélas, malgré toutes leurs médications, les ulcères se maintinrent. Certes, Crapaud était aussi fort et lucide qu'auparavant mais, au dire de certains, son sang était tourné... Sa déception avait été trop forte.
Au début de sa maladie, il restait des jours entiers prostré, sans même adresser la parole à sa pauvre mère, ni à qui que ce fût, d'ailleurs. Sa mère, elle, ne faisait jamais allusion au passé. Petit à petit cependant la vie reprit ses droits et un jour, longtemps après ce drame, Crapaud décida de se marier: il épousa une demoiselle Crapaud, une fille honnête et gentille qui lui donna des enfants. Mais hélas lorsqu'ils vinrent au monde, tous étaient couverts d'ulcères, comme leur père.
Depuis ce temps-là, tous les crapauds naissent ainsi.
Et voilà pourquoi, à la Martinique, on dit toujours quand on en voit un : c'est un « crapaulade »... Un crapaud «ladre »...