A voir en Martinique

La littérature

 

Aimé Césaire

Aimé Césaire est né à Basse-Pointe (Martinique), le 25 juin 1913 à la Martinique. Durant sa jeunesse, il se nourrit des lectures de Victor Hugo, Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Charles Péguy et Guillaume Apollinaire. Après avoir obtenu son baccalauréat et le « Prix de l'élève le plus méritant », il arrive à Paris en 1931 pour poursuivre ses études, qui le conduiront du lycée Louis-le-Grand à l'École normale supérieure. Père du mouvement de la négritude, il déposera sur un cahier d'écolier les mots de la colère, de la révolte et de la quête identitaire donnant ainsi naissance à son oeuvre poétique majeure, le Cahier d'un retour au pays natal publié en 1939. Actif dans les milieux intellectuels noirs de Paris, durant les années trente, il s'engage en politique dans les rangs du Parti communiste français qu'il quittera en 1956 pour fonder deux ans plus tard le Parti progressiste martiniquais (PPM).

En 1945, il devient maire de Fort-de-France et député de la Martinique. Son Discours sur le colonialisme (1950) dira sous la forme du pamphlet toute son hostilité au colonialisme européen. La politique, la poésie mais aussi le théâtre. Césaire est, également, dramaturge. Sa pensée se trouve au carrefour de trois influences : la philosophie des Lumières, le panafricanisme et le marxisme.

Moi, Laminaire publié en 1982 est son dernier livre en date. En 1993, il met un terme à une longue carrière parlementaire. Il fût plus de cinquante ans, maire de Fort-de-France.

 


La tragédie du roi Christophe
Après avoir combattu aux côtés de Toussaint Louverture pour la libération de son pays, le général Christophe, ancien esclave-cuisinier, non content d'être nommé président de la nouvelle république de Haïti, s'auto-proclame roi. Il va peu à peu confondre sa propre glorification et celle de son peuple, qu'il contraint à réaliser des travaux pharaoniques, jusqu'à devenir un véritable despote.

Une tempête
Aimé Césaire a profondément remanié le drame shakespearien, qu'il a transformé en pièce allégorique sur la volonté d'indépendance et le désir d'émancipation. Caliban, présenté par Shakespeare comme le "sauvage" que l'Europe du XVIe siècle découvrait et exterminait, devient un esclave noir qui affronte le colon Prospero et le mulâtre Ariel. Contrairement au dénouement de la pièce de Shakespeare, Prospero renonce à regagner l'Italie et demeure en tête à tête avec l'irréductible Caliban en proclamant : "je défendrai la civilisation" !

 

                                        

Retour au pays...

Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-
panthères, je serais un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture
on pouvait à n'importe quel moment le saisir le rouer
de coups, le tuer - parfaitement le tuer - sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot

mais est-ce qu'on tue le Remords, beau comme la
face de stupeur d'une dame anglaise qui trouverait
dans sa soupière un crâne de Hottentot?

Aimé Césaire et la Négritude

Ma négritude n'est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour.
Ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur l'oeil mort de la terre.
Ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale.
Elle plonge dans la chair rouge du sol.
Elle plonge dans la chair ardente du ciel.
Elle troue l'accablement opaque de sa droite patiente.

Cahier d'un retour au pays natal

 

 

Le grand cri nègre

« Nègre, nègre, depuis le fond du ciel immémorial », tel se proclame Aimé Césaire. À Paris, au début des années trente, il rencontre Léopold Sédar Senghor qui deviendra trois décennies plus tard président du Sénégal. C'est le coup de foudre. « Quand j'ai connu Senghor, explique Césaire, je me suis dit Africain. C'est le premier Africain que j'avais pu fréquenter. Il m'influençait et je l'influençais. » « Césaire, raconte Senghor, est poreux à tous les souffles. » Les deux hommes, accompagnés du poète guyanais Léon-Gontran Damas, créent le mouvement de la négritude. Ils affirment haut et fort la grandeur de l'histoire et de la civilisation noire face au monde occidental qui les avait jusque-là dévalorisées. Ils refusent l'existence d'une essence noire mais veulent faire de leur identité nègre et de l'ensemble des valeurs culturelles du monde noir une source de fierté. L'audience de la négritude, l'explosion de cette parole, retentira bien au-delà du monde noir francophone antillais ou africain. Elle n'évitera pourtant pas les coups de griffes à l'image de ceux portés par l'écrivain nigérian, Wole Soyinka, prix Nobel de Littérature 1986 : « Un tigre ne s'interroge pas sur sa tigritude, il bondit sur sa proie . »

 D'André Breton à Jean-Paul Sartre

En entrant dans une épicerie en Martinique, André Breton découvre par hasard, en feuilletant une revue, les poèmes du Cahier d'un retour au pays natal. Il est fasciné par la force de la poésie césairienne. Enthousiaste, le père du surréalisme parle de ce texte comme du « grand moment lyrique de ce temps (...). La parole d'Aimé Césaire, belle comme l'oxygène naissant (...). Aimé Césaire est un Noir qui est non seulement noir, mais tout l'homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases, et qui s'imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité ». Avec Breton, Jean-Paul Sartre consacrera la renommée littéraire de Césaire. L'auteur de L'Être et le Néant considère la négritude comme un mouvement politique et poétique essentiel dans le combat contre toutes les formes d'oppression. Il porte une attention soutenue aux écrivains noirs et acceptera de rédiger sous le titre Orphée noir la préface de La Nouvelle Poésie nègre et malgache de langue française de L.-S. Senghor. 

Aimé Césaire, l'homme de théâtre

« Nous avons un Shakespeare et il est noir. » L'hommage est rendu par Antoine Vitez, l'un des hommes qui a le plus marqué le théâtre français de ce XXe siècle.
Après sa démission du PCF et la création du PPM (Parti progressiste martiniquais), il s'agit pour Césaire de bâtir une nation et de fédérer un peuple. Le théâtre sera un élément fondamental de cette construction. Il s'agit de rompre un silence collectif. De 1956 à 1973, le chantre de la négritude se consacre principalement à l'écriture théâtrale. Quatre titres jalonnent le parcours du dramaturge : Et les chiens se taisaient, La Tragédie du Roi Christophe, Une saison au Congo et Une tempête. Dans ses pièces, il aborde le thème du héros noir, du colonialisme, de l'émancipation, de la révolution, de l'Afrique et de la tyrannie.

Allons
de noms de gloire je veux couvrir vos noms d'esclaves
de noms d'orgueil vos noms d'infamie
de noms de rachat vos noms d'orphelins !
C'est d'une nouvelle naissance, Messieurs, qu'il s'agit. (...)
Des hommes ? Peuh !... des ombres
Ma cour est un théâtre d'ombres.

La Tragédie du Roi Christophe (1963)

Nous sommes ceux que l'on déposséda, que l'on frappa, que l'on mutila ; ceux que l'on tutoyait, ceux à qui l'on crachait au visage. Boys-cuisine, boys-chambres, boys comme vous dites, lavadères, nous fûmes un peuple de boys, un peuple de oui-bwana...

Une saison au Congo (1967)

 

 

Patrick Chamoiseau

Pour Patrick Chamoiseau, né à Fort-de-France en 1953, l'heure de gloire a sonné un beau jour de novembre 1992. Le jury du prix Goncourt vient de consacrer son roman Texaco. « Mon prix, explique le lauréat, doit redonner sens et espoir. Il y a en ce moment, aux Antilles, un tel processus de dévalorisation qui amène les gens à dire que les îles sont trop petites, trop "créoles", qu'il faut s'assimiler pour s'en sortir, faire ci, ne pas faire ça... Ce qui nous empêche de dégager une authenticité intérieure. Texaco retrace l'imaginaire martiniquais. Il est écrit pour eux. Naturellement, il peut rebondir ailleurs, toucher d'autres peuples. Il veut créer une conscience, une vérité intérieure . »

Le livre, vendu à plus de 500 000 exemplaires, a été traduit dans une quinzaine de langues, du coréen au suédois en passant par l'espagnol, l'anglais et le finnois.

Éducateur de profession, Chamoiseau a été marqué par la lecture de Zola, de Pagnol et de Lewis Carroll, par celle de Faulkner, d'Amado, de Marquez et de Kundera. Il voue une admiration à Édouard Glissant à qui il doit sa réflexion sur la question du langage, de l'identité et de la liberté pour un peuple d'être soi-même. Avec Chronique des sept misères ou Solibo magnifique, il restitue la mémoire des « djobeurs », des petites gens de la Martinique et des conteurs. Il est l'un des fondateurs du mouvement de la Créolité et se définit comme un « marqueur de paroles » et un « guerrier de l'imaginaire ».

Texaco raconte l'histoire d'un quartier pauvre de Fort-de-France baptisé « Texaco » et décrit le parcours d'une « femme-matador », Marie-Sophie Laborieux. Le roman est une épopée retraçant les amertumes, les blessures et les espérances du peuple antillais. Des plantations esclavagistes à l'urbanisme des années 80, Chamoiseau évoque le « Temps de carbet et d'ajoupas », le « Temps de paille », le « Temps de bois-caisse », le « Temps de fibrociment » et le « Temps de béton ». À travers le personnage de Marie-Sophie Laborieux, il revient sur toutes les luttes menées « au pays Martinique » pour bâtir un espace qui soit fidèle aux traditions antillaises et qui permette à chacun de trouver sa place autour de « l'En-ville » (la ville construite sur le modèle européen, le centre-ville).

Nous poussions à côté de l'En-ville, raccroché à lui par mille fêles. Mais l'En-ville nous ignorait.(...)
Sol libre. À Texaco, derniers venus dans la couronne des vieux-quartiers, nous réinventâmes tout : les lois, les codes de l'urbain, les rapports de voisinage, les règles de l'implantation et de construction. Au commencement, autour des réservoirs, ce n'étaient que campêches et ti-baume, avec (derrière campêche et ti-baume) d'autres campêches et d'autres ti-baume. Ces plantes y avaient proliféré à la suite d'une rupture des équilibres qui fondent la diversité des raziés. Quand nous vînmes, nous amenâmes la campagne : charge de citronniers, balan de cocotiers, bouquets de papayers, touffes de cannes à sucre, haillons des bananiers, pieds-goyaves, piments, letchis, fruits-à-pain tant bénis, pieds d'avocats, et un charroi d'herbes-ci et d'herbes-ça, aptes à soigner les maux, les douleurs de coeur, les blesses à l'âme, les floraisons songeuses de la mélancolie.

Texaco

  CHAMOISEAU, Patrick

L'esclave vieil homme et le molosse
Un hymne à la douleur et à l'héroïsme qui a marqué la genèse des peuples caribéens, dans la matrice de l'esclavage.

 

Patrick Chamoiseau est l'un des auteurs les plus reconnus du mouvement de la Créolité, qu'il a contribué à fonder avec Raphaël Confiant et jean Bernabé . Son entrée en littérature par la grande porte intervient en 1986 avec Chronique des Sept Misères (Gallimard). Le roman Texaco, Prix Goncourt 1992, raconte sur deux générations et à travers deux personnages, Esternome Laborieux puis sa fille Marie-Sophie, le long processus qui conduit le peuple martiniquais, depuis les chaînes de l'esclavage jusqu'à la constitution de quartiers populaires autour de la capitale, Fort-de-France. Il a été publié en anglais en 1997, et constitue un événement littéraire aux États-Unis (couverture du supplément littéraire du New York Times).

En 1997, Patrick Chamoiseau a publié en français un essai, Écrire en pays dominé, et un roman, L'esclave vieil homme et le molosse.

 

 

Raphaël Confiant

Raphaël Confiant est actuellement l'auteur le plus foisonnant et le plus truculent des Antilles. Originaire du Lorrain (nord de la Martinique) où il est né en 1951, il effectuera des études de sciences politiques à Aix-en-Provence. Il débute sa carrière d'écrivain en publiant à compte d'auteur, et pendant douze ans, des livres écrits en langue créole. « L'écriture en français est un plaisir, dit-il, l'écriture en créole est un travail car l'auteur créolophone est obligé de construire son outil, ce que n'a pas à faire l'auteur francophone qui dispose d'un outil patiné par des siècles d'usage. » Avec Le Nègre et l'Amiral (1988), il entre de plain-pied dans une littérature française à laquelle il apporte la verve d'un langage baigné d'imaginaire créole. Son deuxième roman en français Eau de café (1991) est remarqué par la critique ainsi que L'Allée des Soupirs publié trois ans plus tard.

Confiant se distingue par son écriture et par l'univers de la Martinique « profonde » qu'il décrit dans ses romans. Il est un polémiste redoutable et n'hésitera pas à tremper sa plume dans du vitriol pour rédiger un réquisitoire en règle contre le père de la négritude, Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle. Enfin, Confiant a un don inné pour la provocation et le sens de la formule et de l'humour : « La Martinique est colonisée par la consommation » ou encore : « Les puristes me reprochent de zoulouter le français. Mais regardez-moi, regardez-vous, regardez-nous, vive le métissage ! ».

Sylvanise était la reine de ce bal où toutes les vagabondageries étaient permises (alors qu'elle n'était jamais invitée à ceux, éminemment respectables, des sapeurs-pompiers ou de la fête des mères). Elle y arborait un décolleté à dépersuader un abbé de l'existence de Dieu et, à chacune de ses virevoltes au bras de qui se présentait le premier (là, pas de discrimination), exposait la splendeur de ses cuisses. Les femmes légitimes pressaient plus fort leurs maris, les concubines feignaient de se pâmer dans les bras de leurs hommes et les jeunes négresses encore indécises se dépêchaient de jeter leur dévolu sur le premier mâle qui passait à leur portée. Les musiciens accumulaient les fausses notes et le chanteur s'étranglait à demi, passant avec nervosité d'un chaleureux calypso à un boléro plein de langueur. Madame Sylvanise était là, messieurs et dames. Elle était simplement là et le monde s'en trouvait bouleversadé.

L'Allée des Soupirs, Raphaël Confiant

Le mouvement littéraire de la Créolité est apparu à la fin des années 80. Son fondement conceptuel repose sur un manifeste : L'Éloge de la Créolité écrit par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Pour ces jeunes écrivains, il s'agit de poursuivre, par le biais de l'écriture et du langage, la recherche identitaire entamée par la négritude et l'Antillanité. La démarche intellectuelle intègre l'histoire des Antilles et l'imbrication des différents peuples qui sont arrivés, volontairement ou pas, sur ces îles. Cette confluence de plusieurs cultures, de plusieurs langues et de plusieurs religions débouche sur une mosaïque composée d'une multitude de morceaux disposés de façon complexe. L'imaginaire créole* repose sur cet arrangement « chaotique ».

La Créolité rejette l'unicité, l'universel, la pureté et la transparence. Elle prône la diversité, l'opacité, le multilinguisme et l'engagement. La créolisation est un processus de sédimentation de toutes les civilisations qui ont abouti dans la Caraïbe. Ce mouvement trouve ses racines dans la langue créole et dans les traumatismes provoqués par la traite, l'exil et l'esclavage. Sa figure emblématique est le conteur créole.

Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles. Cela sera pour nous une attitude intérieure, mieux : une vigilance, ou mieux encore une sorte d'enveloppe mentale au mitan de laquelle se bâtira notre monde en pleine conscience du monde. (...) Notre Histoire est une tresse d'histoires. (...) Notre culture créole s'est forgée dans le système des plantations, à travers une dynamique questionnante d'acceptations et de refus, de démissions et d'assomptions. Véritable galaxie en formation autour de la langue créole comme noyau, la Créolité connaît aujourd'hui encore un mode privilégié : l'oralité. Pourvoyeuse de contes, proverbes, « titim », comptines, chansons..., etc., l'oralité est notre intelligence, elle est notre lecture de ce monde. (...) Bref, nous fabriquerons une littérature qui ne déroge en rien aux exigences modernes de l'écrit tout en s'enracinant dans les configurations traditionnelles de notre oralité.

Éloge de la Créolité (1989)

 

 

GLISSANT, Edouard

Poète, philosophe et dramaturge martiniquais, Édouard Glissant est né en 1928. à Paris, il fait ses débuts dans la revue Les Lettres Nouvelles dirigée par Maurice Nadeau et obtient le prix Renaudot, en 1958, avec le roman La Lézarde où il met en scène le réveil de la jeunesse martiniquaise.

Car c'est d'un pays qu'il s'agit là, et non pas d'hommes sans raisons. Histoire de la terre qui s'éveille et s'élargit. Voici la fécondation mystérieuse, la douleur nue. Mais peut-on nommer la terre, avant que l'homme qui l'habite se soit levé ? (...) J'aime la terre pesante. Oui, j'aime ce goût de fadeur qu'elle a sur la peau. Je suis sombre comme la terre, et misérable, et comme elle fabuleux. Mais je suis aveugle. Je suis sourd, et les mots n'ont pas connu le toucher de la roche, l'amour de la terre noire. Pourtant je suis assis au plein de ce bouillonnement, je crie dans cette naissance. Et nul ne m'entend.

La Lézarde, Édouard Glissant

Son activité de militant en faveur de la cause antillo-guyanaise et contre le système colonial, lui vaut dans les années 60 quelques déboires. Il est alors assigné à résidence en France métropolitaine. En 1965, il retourne en Martinique. Directeur du Courrier de l'Unesco (1982-1988), il se trouve à un poste d'observation idéal pour développer sa réflexion autour des thèmes de la Relation au monde et du métissage culturel. À l'Universalité, il oppose la Diversalité. Inspiré par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari, il établit une distinction fondamentale entre « l'identité à racine unique qui prend tout et tue autour d'elle » à « l'identité rhizome qui s'étend dans son rapport, dans sa Relation à l'autre ».

Édouard Glissant est le père spirituel des écrivains du mouvement de la Créolité, il est le premier à avoir théorisé le concept de créolisation perçue comme un processus imprévisible et comme « un métissage conscient de lui-même ». De Mahagony en passant par Le Quatrième Siècle, La Case du Commandeur et Tout-Monde, il met en avant l'image du nègre marron et du marronnage.

Il est de ces Nègres marrons qui demeurent des années entières dans les bois et dans les montagnes qui sont au milieu de l'île. Pour peu qu'ils soient pratiques du pays, ils trouvent abondamment de quoi vivre, parce qu'ils ne manquent pas dans ces bois d'ignames et de choux palmistes. Ils pêchent à la main dans les rivières, ils prennent de gros lézards, des crabes et des tourlouroux tant qu'ils veulent...

L'Antillanité est un concept forgé à la fin des années 60 par Édouard Glissant. Il naît d'un constat : la société antillaise est malade. Elle souffre d'avoir subi une politique de colonisation « réussie ». Face à ce diagnostic, Glissant propose un remède : la quête de l'identité antillaise. Pour cela, il s'agit de se réapproprier l'espace, accaparé par les colons, et l'histoire, occultée par la période de l'esclavage. L'Antillanité est une volonté de reconstituer les déchirures sociales, de remplir les trous de la mémoire collective et d'établir des relations hors du modèle métropolitain. « On ne répare pas le malheur avec des mots, explique Glissant, mais les mots forcent la mémoire qui se dérobe, l'obligeant à une permanence frémissante qui nous roidit. » L'objectif de Glissant est de mettre à jour le réel antillais à travers l'histoire commune de la plantation sucrière que caractérisent le cloisonnement social, la couleur de la peau, l'héritage africain et la langue créole. Il affirme la spécificité des Antilles dans leur diversité, leurs langues et leurs histoires. L'Antillanité est une identité ouverte et plurielle.

J'appelle chaos-monde le choc actuel de tant de cultures qui s'embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent, s'endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante, ces éclats, ces éclatements dont nous n'avons pas commencé de saisir le principe de l'économie. (...) Ces interrelations procèdent principalement par fractures et ruptures. Elles sont même peut-être de nature fractale : elles constituent un chaos-monde.

Édouard Glissant, Conférence inaugurale prononcée devant le Carrefour des littératures européennes le 4 novembre 1993.

 

 

Avec Joseph Zobel (né en 1915), on entre de plain-pied dans la Martinique du début du XXe siècle celle des campagnes et de ses travailleurs agricoles, celle de ses croyances, de ses conflits et de ses souffrances. Son roman autobiographique, La Rue Cases-Nègres (1950), porté au cinéma par la réalisatrice Euzhan Palcy, est imprégné de réalisme social. Zobel décrit son enfance dans les Antilles des années 30, aux côtés de sa grand-mère, M'man Tine, une femme de caractère, omniprésente et dévouée, archétype de la femme antillaise. Le petit, « José Hassam », nom du héros de ce livre, grandit sur une plantation de canne à sucre. Par le biais de l'école et du contact avec le monde urbain, il découvre l'injustice de la société coloniale. L'enseignement lui permettra d'accéder au savoir des blancs et d'avancer sur le chemin de la promotion sociale.

Dans l'ensemble de ses textes (Diab'là, Laghia de la mort ou Les Jours immobiles), Joseph Zobel montre le petit peuple des Antilles, celui des marchands, des pêcheurs et des paysans. Durant la période vichyste, Diab'là est mis à l'index car considéré - à juste titre - comme une critique de l'ordre Béké et du système politique, social et économique mis en place par la France et son administration coloniale. Parmi les écrivains ayant tenté de restituer la réalité sociale antillaise, il faut signaler Raphaël Tardon (1911-1966) et son récit La Caldeira ainsi que, plus proche de nous, Tony Delsham et sa saga sur la vie, l'histoire et les moeurs de la Martinique intitulée Le Siècle.

Nous connaissions encore une foule de choses importantes que nous avaient inculquées nos parents. De grands principes :
-Ne jamais dire bonsoir à une personne que l'on rencontre en chemin lorsqu'il commence à faire nuit. Parce que si c'est un zombi, il porterait ta voix au diable qui pourrait venir t'enlever à n'importe quel moment.
-Toujours fermer la porte lorsqu'on est à l'intérieur de la case, le soir. Parce que des mauvais esprits pourraient lancer après toi des cailloux qui te laissent une douleur pour toute la vie.
-Et quand la nuit, tu sens une odeur quelconque, ne pas en parler, car ton nez pourrirait comme une vieille banane.

La Rue Cases-Nègres, Joseph Zobel

 

 

La langue créole

La langue créole est apparue dans les colonies esclavagistes au milieu du XVIIe siècle, elle s'est développée et structurée au moment de l'importation massive d'esclaves vers 1660-1670. Elle résulte de la nécessité pour les maîtres blancs et les esclaves noirs de communiquer par l'intermédiaire d'une forme linguistique compréhensible par tous. Le créole à base lexicale française provient des dialectes du nord-ouest de la France, plus particulièrement ceux de Normandie et d'Anjou. À partir de ce substrat, la langue s'est élaborée en puisant dans les différentes langues africaines parlées par les esclaves. Aujourd'hui, on recense dans le monde une quarantaine de créoles dont les origines correspondent à celles des différentes puissances colonisatrices européennes : l'Espagne, le Portugal, la France, la Hollande et l'Angleterre. Les créoles issus du français sont au nombre d'une douzaine (Guadeloupe, Martinique, Haïti, Guyane, Louisiane, Réunion, Maurice, Seychelles...). Ils rassemblent plus de dix millions de locuteurs. Haïti et les Seychelles sont les seuls États où le créole a le statut de langue officielle.

 

Les Maîtres de la Parole

Le conteur créole est né au XVIIe siècle dans l'Habitation coloniale. Sa parole s'exprime la nuit. Dès le coucher du soleil, le maître béké permet aux esclaves de se réunir et d'écouter celui qui va leur raconter des histoires : le conteur. Bâti autour d'une construction complexe, le conte n'a pas pour seule fonction de distraire et d'amuser un auditoire, il est, également, une parole de résistance à l'oppression esclavagiste. Pour cette raison, les récits utilisent un langage ambigu ou les messages, interdits par le maître, sont dissimulés derrière des onomatopées, des dialogues incessants avec l'assistance, des rythmes rapides et de longues digressions humoristiques.

Le conteur est le gardien de la mémoire, le porte-parole - au sens littéral du terme - et l'amuseur de la collectivité. Ils puisent son inspiration dans un imaginaire intégrant, tout à la fois, des personnages et des éléments appartenant aux cultures amérindienne, africaine, européenne ou hindouiste. Homme d'âge mûr, il est doué d'une mémoire fabuleuse et d'une grande capacité à l'auto-dérision. Il intervient, encore aujourd'hui, lors des veillées mortuaires pour capter l'attention des personnes venues soutenir la famille du défunt et pour symboliser la continuation de la vie. Le conteur est un amuseur public délivrant des comptines, des histoires drôles, des devinettes, des chants ou des proverbes.

 

* Créole : terme venant du portugais crioullo transformé par les Espagnols en criollo puis par les Français en criolle et créole, lui-même découlant du verbe latin criare signifiant « élever, éduquer ». Durant plusieurs siècles, ce mot a servi à désigner la population blanche installée aux Antilles, en Guyane ou à la Réunion. Aujourd'hui, il est utilisé pour nommer tous les individus nés et élevés dans ces régions.